La fin du monde

Dans l’appartement sévère, le philosophe réfléchit. Il s’est engagé à lire un discours, demain à la première heure, devant une foule de gens importants. « Vous êtes formidables ! Vous parvenez si aisément à mettre des mots sur les questions qui sommeillent en nous, sur les mystères de notre monde, sur la vacuité du sens de nos vies, acceptez, je vous en prie ». Flatté, rassuré sur lui-même (sa propre valeur n’existe que nommée par d’autres et sans eux, qu’est-on ? un être tremblant, poudreux, ombre d’une ombre floue sur le sol), dans un sourire timide, le philosophe a dit oui. Et le voici, suant comme un Européen perdu dans le désert, ânonnant un début convenu, creux, insipide, le voici errant dans son trois-pièces, fixant le poisson rouge comme si, lui, le plus bête des animaux de la terre allait répondre à ses interrogations. Amateur de photos, sa bibliothèque est remplie de livres d’art et d’albums, et le voilà maintenant, couché au sol, regardant des bocages et d’antiques paysages ; mais rien ne sort des pages. Le désordre de sa tête est désormais étalé à ses pieds qu’il doit lever pour enjamber livres, essais, traités, notes éparses, objets observés, vaisselle non rangée, toutes distractions et procrastinations qui devaient apporter l’inspiration… Quelle ruine ! Et non, rien n’y fait. Une mouche s’est posée sur la table ; elle grignote la couenne du jambon qui git dans l’assiette sale. Le philosophe oublie Sartre qui tombe de ses mains ; fatigué, il regarde le coléoptère. Et son regard concentré fait s’envoler devoir, obligation, défi, preuve nécessaire. Il ne cherche plus rien. Il «est » soudain. Disponible et paisible avec le petit insecte déjeunant. Sa mâchoire qu’il n’avait pas vue se serrer, délie à présent ses pensées. Et le temps passe. Le soleil s’est couché dessinant un trait régulier sur le sol jonché. Il n’a ni faim, ni soif, ni désir, ni rien. La mouche, repue, s’est envolée. Il est prêt. Le discours l’attend : il suffira de l’ordonnancer


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